Favoriser l’accès à l’art contemporain et à la culture fait partie des objectifs majeurs du programme « 1 immeuble, 1 œuvre », lancé en 2015 à l’initiative du groupe immobilier Emerige et du ministère de la Culture. Premier programme de commande artistique dans le secteur privé en France, cette démarche pionnière – soutenue par la Fédération des Promoteurs Immobiliers et du Comité Professionnel des Galeries d’art – a permis l’intégration de près de 1 000 œuvres d’art contemporain au sein d’immeubles résidentiels ou tertiaires. À l’occasion du 10ᵉ anniversaire de ce programme, nous avons rencontré Arthur Toscan du Plantier, co-créateur de la charte et président de l’association, afin d’évoquer l’impact de cette initiative et les perspectives de son développement dans les années à venir.
« En 10 ans, 1 immeuble, 1 œuvre est devenu le premier programme de commande artistique. »
1. Quelle est la genèse du programme “1 immeuble, 1 œuvre”?
À l’origine, quelques entreprises de l’immobilier installaient déjà des œuvres dans les immeubles qu’elles construisaient ou réhabilitaient. A l’initiative de Laurent Dumas, collectionneur et président du groupe Emerige, l’idée a germé de rassembler ces acteurs pour transformer des initiatives individuelles en une démarche collective et lui donner une dimension beaucoup plus ambitieuse. Lorsque j’ai partagé cette idée avec la ministre de la Culture Fleur Pellerin, dont j’étais conseiller à son cabinet, il nous est apparu immédiatement que cette démarche pouvait constituer un puissant levier pour soutenir les artistes et rapprocher la création contemporaine de ceux qui en sont éloignés pour des raisons sociales, économiques ou géographiques.
Conçue en un temps record, la charte « 1 immeuble, 1 œuvre » a été officiellement signée le 16 décembre 2015, avec 13 premiers signataires, au ministère en présence de Fleur Pellerin.
Aujourd’hui, le programme rassemble 95 entreprises signataires. Il a permis d’installer plus de 1 000 œuvres et de soutenir 750 artistes sur l’ensemble du territoire. Si les premiers signataires étaient principalement des promoteurs immobiliers, les profils se sont diversifiés par la suite, notamment avec l’arrivée de foncières et de bailleurs sociaux. Depuis 2019, la création du Club “1 immeuble, 1 œuvre” nous permet de proposer un service sur mesure aux signataires de la charte qui ont besoin d’un accompagnement et de conseils personnalisés. Il s’agit à la fois d’aider les entreprises qui ne connaissent pas ou peu le marché de l’art, et d’encourager le partage d’expériences à travers voyages, visites de foires et ateliers…
2. Comment se déploie le programme dans les territoires ?
Nous avons toujours voulu en faire un programme national pour toucher tous les territoires. Grâce à la présence de grands groupes comme Vinci Immobilier, Bouygues Immobilier, ou encore Eiffage Immobilier, le programme s’est rapidement diffusé en régions à travers leurs filiales. Aujourd’hui, une œuvre sur deux est installée hors Île-de-France, dans des villes petites et moyennes, des territoires ruraux, ou des quartiers urbains défavorisés. Avec tous les efforts menés en termes de communication et d’évangélisation du programme, nous réunissons aujourd’hui beaucoup de promoteurs et d’acteurs du territoire, via notamment les adhérents de la Fédération des Promoteurs Immobiliers.

Eva Jospin, La Traversée, 2017, Paris, maître d’ouvrage : Emerige, programme : Beaupassage, architectes : Franklin Azzi et B&B architecture © photo : Emmanuelle Blanc
3. Il s’agit d’un programme qui concerne le résidentiel et le tertiaire. Quel est le rôle de l’art dans un immeuble de bureau et dans l’expérience de ses occupants ?
En effet, c’est d’ailleurs pour cette raison que des foncières comme Gecina ou Covivio nous ont rapidement rejoints. Le programme concerne à la fois le résidentiel et le tertiaire au sens large, incluant bureaux, commerces, et même centres commerciaux. Je dirais que l’expérience émotionnelle et sensorielle reste la même, que l’on pénètre dans un immeuble de logements ou de bureaux. On peut entrer en dialogue avec une œuvre d’art et être touché dans ses émotions, quel que soit l’endroit où l’on se trouve. En tant que « regardeur », elle parle à l’intime, tout en favorisant un dialogue collectif lorsque plusieurs personnes se trouvent confrontées à l’œuvre : l’art suscite des avis, parfois divergents, créant du lien entre les personnes, résidents ou usagers. La différence se situe davantage dans la commande et la nature de l’œuvre. Dans les bureaux, les budgets sont souvent plus conséquents, ce qui permet de financer des œuvres plus imposantes. Dans le résidentiel, l’équilibre économique peut être plus fragile. Mais l’intention reste la même : faire dialoguer les habitants ou les usagers avec une œuvre originale, conçue pour leur lieu de vie ou de travail. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de notre programme : s’adresser à des publics qui ne côtoient pas les lieux traditionnels de diffusion de l’art contemporain, en apportant l’art dans leur quotidien.

Pascale Marthine Tayou, Cristal cheminée, 2020, Pantin, maitre d’ouvrage : Emerige, programme : Zac Grands Moulins, architecte : Avenir Cornejo architectes, © photo : Emmanuelle Blanc
4. L’intégration d’une œuvre d’art dans un projet immobilier repose sur un dialogue étroit entre art, ville et architecture. Comment créer cette synergie pour que l’œuvre ne soit pas un simple élément décoratif, mais une composante vivante du lieu ?
C’est un point fondamental. L’objectif du programme est évidemment de ne pas se limiter à la décoration des parties communes ou d’un hall de bureaux. Dès le départ, nous demandons aux entreprises d’instaurer un dialogue entre l’architecte et l’artiste. Chez Emerige, par exemple, des appels à projets sont organisés pour chaque programme, avec trois artistes présélectionnés. Le choix de l’artiste est soumis à un jury composé du promoteur, de l’architecte et d’un représentant de la collectivité locale – maire, adjoint à la culture ou à l’urbanisme. Ce choix se fait de façon collégiale, avec toutes les parties prenantes. Le but est clair : faire dialoguer l’œuvre et l’architecture, de telle sorte que l’immeuble ne soit plus le même sans elle. Autrement dit, et pour paraphraser un principe de droit, que l’œuvre devienne un immeuble « par destination ». Je précise qu’il existe une grande diversité dans la nature des œuvres commandées (peinture, fresque, installations, sculptures, art numérique, etc.), ainsi qu’une vraie diversité dans les lieux où l’œuvre est installée ou exposée : parties communes, hall d’immeuble, ou encore sur l’emprise foncière du bâtiment, parfois même dans l’espace public. À Pantin, sur les quais du canal de l’Ourcq, l’artiste Pascale Marthine Tayou a imaginé une cheminée cristalline en hommage à la mémoire industrielle du site, anciennement occupé par une usine. L’œuvre est aujourd’hui un repère dans l’espace public et un véritable lieu de rendez-vous.
Tobias Rehberger, Je ne suis jamais allée nulle part, 2019, station de métro Pont-Cardinet, Paris, maître d’ouvrage : Emerige, programme : UNIC, architecte : MAD Architects, © photo : Charlotte Toscan
5. Quelles œuvres vous ont particulièrement marqué ?
La Traversée d’Eva Jospin, installée à Beaupassage, rue de Grenelle. C’est une œuvre immersive d’une grande beauté et iconique du programme. Si l’on se remet dans le contexte de son installation il y a six ans, cette mise en lumière a peut-être aussi contribué à la visibilité de son travail auprès du grand public, l’un des objectifs du programme. Une autre très importante est l’œuvre Je ne suis jamais allé nulle part de Tobias Rehberger, cofinancée par Emerige et la RATP, à l’entrée de la station Pont Cardinet (Paris 17e). Cette démarche rend accessible l’art chaque jour à des dizaines de milliers de voyageurs. Pensons également aux œuvres éphémères. En période de travaux, par exemple, on demande très souvent à des artistes de réaliser des fresques tout autour de la palissade de chantier, pour créer un trait d’union entre l’extérieur et l’intérieur.
En 2019, le photographe Sacha Goldberger a imaginé une bâche de chantier de façon très originale pour la société d’investissement Ardian, rue François-Ier, dans le 8e arrondissement de Paris. Éphémère, l’œuvre était composée de photographies représentant des ouvriers du chantier de l’ensemble immobilier Renaissance, habillés en vêtements historiques de cette époque. Les photos ont été imprimées sur une toile géante qui a habillé la façade du bâtiment pendant les travaux, soit près de 18 mois. Les compagnons, ouvriers du chantier eux-mêmes, sont devenus les sujets de l’œuvre : une manière de rendre visible l’invisible.


Sacha Goldberger, Les Compagnons Renaissance, 2019-2021, Paris, maitre d’ouvrage : Ardian Real Estate, programme : Renaissance, architecte : CALQ, © photo : Emmanuelle Blanc
« Ancrer le programme encore davatange dans les régions, impliquer les habitants dans le processus de création et multiplier les moments de médiation avec les jeunes publics. »
6. Comment envisagez-vous l’avenir du programme dans les années à venir?
J’aimerais ancrer davantage le programme localement, dans des zones où les promoteurs sont moins présents. Et surtout, impliquer davantage les habitants dans le processus d’interaction avec les œuvres. Aujourd’hui, pour des raisons liées à son intégration dans le projet architectural, l’artiste est souvent choisi en amont. L’idéal serait d’inventer et de multiplier des formes de médiation entre l’artiste, les habitants et les riverains pour leur permettre de s’approprier les œuvres, et d’échanger avec les artistes. Nous organisons déjà, ponctuellement, des visites scolaires, des rencontres avec les artistes, des inaugurations partagées. Mais j’aimerais que toutes les entreprises s’engagent dans cette voie, notamment à destination des jeunes car c’est auprès d’eux que l’art et la culture ont le plus d’impact.

“1 immeuble, 1 œuvre” en chiffres
- Lancement : 2015
- Signataires : 95 entreprises (promoteurs, foncières, bailleurs sociaux)
- Œuvres installées : + de 1 000
- Artistes soutenus : environ 750
- Une œuvre sur deux installée en région: le site du ministère de la Culture propose une cartographie des œuvres issues des différents dispositifs de la commande artistique accessible en ligne. Elle permet de se rendre compte du maillage des œuvres sur le territoire national.