Rencontre avec Marc Bayard, historien de l’art, essayiste, directeur de la Recherche et de l’Innovation aux Manufactures nationales – Sèvres & Mobilier national, et fondateur du mouvement slow made. À contre-courant de la standardisation, le slow made invite à repenser notre rapport au temps, à la création et à l’innovation : plus durable, plus humaine, plus ancrée. Cette approche trouve aujourd’hui un prolongement concret avec la création du Laboratoire des pratiques durables, véritable incubateur d’innovations artisanales lancé au sein des Manufactures nationales. Soutenu par la Fondation Bettencourt-Schueller, ce nouvau pôle place les jeunes créateurs au cœur de la transition écologique des métiers d’art. Il s’inscrit dans la volonté affirmée de rendre les métiers d’art plus respectueux de l’environnement, en explorant nouveaux matériaux et pratiques de production. Dans cet entretien, Marc Bayard revient sur les origines du slow made, sa résonance actuelle face aux défis environnementaux, et la manière dont cette philosophie s’incarne dans le projet pionnier qu’il mène tambours battants pour “réenchanter le réel”.
« Le Slow Made signifie faire avec le temps nécessaire. »
1. Expliquez-nous le concept de Slow Made tel que vous l’avez défini ?
Le Slow Made est un concept que j’ai proposé en 2012, il y a déjà 13 ans. À cette période, les métiers d’art étaient peu considérés. La main, le geste, la technique ou encore l’ouvrier intéressaient peu, et la lenteur était perçue comme un défaut. En arrivant au Mobilier national, j’ai très vite été confronté à cette réalité: une tapisserie, par exemple, nécessite quatre à cinq ans de travail. Loin d’être négatif, ce temps m’est apparu comme une richesse et a donné naissance au Slow Made. J’ai proposé une cartographie de l’éloge du temps autour de quatre domaines : sur soi (mode, bijouterie, maroquinerie, beauté) – chez soi (décoration) – autour de soi (design urbain, mobilités) – en soi (alimentation).
Il ne s’agit pas d’un éloge de la lenteur, mais bien d’une valorisation du temps nécessaire, celui qui donne toute sa valeur à la création. Il représente une richesse immatérielle qui peut aussi devenir une richesse économique. À l’époque, ce positionnement allait à contre-courant de la logique dominante de l’immédiateté, du rendement, et de la mondialisation. Pourtant, le Slow Made a trouvé un écho. Certaines maisons ont commencé à valoriser leurs ateliers et à communiquer sur leurs savoir-faire, comme l’illustre la naissance des Journées Particulières LVMH en 2011.


Le collectif Hors-Studio, fondé par Elodie Michaud & Rebecca Fezard, crée de nouvelles matières à partir de déchets. Focus sur le Leatherblock©, blocs de chutes de cuirs compressées, exposés aux côté de TUFO, table en Leatherstone©. Les rebuts de cuir sont ici présentés dans différents états (gauche). A droite, l’oeuvre produite est une micro-architecture imprimée en 3D avec un bras-robot destiné à la production en béton. Afin de repenser et d’interroger nos ressources, l’oeuvre est ici imprimée en Leatherstone©, matière inventée par hors-studio à partir des chutes de cuir des entreprises locales et des liants d’origines 100% naturels et biodégradables. © photographies Olivier Ouadah dans le cadre de l’exposition “(S’)inspirer pour agir”, conçue et organisée par Bail Art Projects pour le siège de Covivio.
2. Le slow made a-t-il évolué depuis sa création ?
Depuis sa création, le Slow Made a naturellement évolué. Certaines notions centrales à l’origine, comme le geste, sont aujourd’hui largement reconnues. À l’époque, redécouvrir la main, le geste, le temps long, était nouveau. Aujourd’hui, ces éléments semblent acquis. D’autres enjeux prennent le relais. L’un des plus importants concerne les matériaux et les filières. On ne s’intéresse plus seulement à l’objet final, mais aussi à tout ce qui précède : les processus, les matières premières, les modes de production. Cela rejoint les questions d’écologie, de responsabilité, et de développement territorial.
Le mouvement s’inscrit aussi dans une réflexion plus large sur l’innovation. Le numérique, l’intelligence artificielle, la virtualisation de nos vies posent de nouvelles problématiques. Et dans ce contexte, on ressent de plus en plus le besoin de réel, d’objets tangibles, incarnés, qui offrent une forme de suspension du temps. Ce ne sont pas deux mondes opposés. Nous sommes tous dépendants des outils numériques, mais en parallèle, nous cherchons du concret, de la proximité. Le Slow Made répond à cette tension. Il propose des objets qui parlent à nos désirs les plus profonds, et c’est sans doute ce qui explique sa pertinence aujourd’hui.
3. Comment les entreprises, soumises à une logique de rentabilité, peuvent-elles valoriser ces valeurs de production durable ?
Si l’on observe l’histoire des entreprises qui ont su durer, on remarque une constante : elles ont su prendre le temps. Cela passe notamment par l’investissement dans la Recherche et Développement. Ce temps long, indispensable pour préparer l’avenir, est souvent négligé au profit de la rentabilité immédiate. Pourtant, toute entreprise qui néglige cette phase programme, à terme, sa propre disparition.
Il faut intégrer ce temps dans le modèle économique. Cela peut se décliner différemment selon la taille ou la structure de l’entreprise, mais la logique reste la même : prendre le temps de réfléchir, développer une vision stratégique, s’ouvrir, chercher, expérimenter. C’est cela qui permet de construire une production durable en entreprise. Je pense également qu’en tant de crise, il ne faut surtout pas sacrifier la R&D et la Communication. Ce sont les deux moteurs qui permettent d’anticiper, de rebondir et de s’adapter. La Recherche prépare l’avenir, tandis que la Communication amplifie la reprise.

À travers son concept de géoverrerie, l’artiste-chercheuse Lucile Viaud, installée près de Dinan, dans les Côtes-d’Armor, développe des verres uniques à partir de matières premières délaissées. Des micro-algues et des coquilles d’ormeaux pour le verre marin Glaz, du sable d’excavation, de la cendre de fumaison de poissons et des filtres de plongée pour celui des Îles du Ponant, des pains de soude de l’écomusée de Plouguerneau (Finistère) pour les abers… À chaque verre, sa recette et sa couleur naturelle.
4. L’intervention d’artistes, artisans d’art ou chercheurs en entreprise peut-elle ouvrir des pistes concrètes en matière de durabilité et d’innovation ?
Ce qui est intéressant, c’est l’intervention de personnes hors champ, c’est-à-dire extérieures aux logiques de production ou de rentabilité. Leur regard décalé permet de bousculer les certitudes et de réinterroger les usages. Mais encore faut-il “organiser la bousculade”. Cette mise en danger ne peut être bénéfique que si elle est pensée et encadrée avec des intervenants soigneusement sélectionnés.
Je cite souvent un exemple qui m’a marqué : les “Red Teams” mises en place par le ministère des Armées. Ecrivains et auteurs de science-fiction sont chargés d’imaginer les pires scénarios. Leur rôle est de produire des récits extrêmes pour forcer les états-majors à se préparer à l’impensable. C’est une stratégie anticipatrice, assumée, structurée. Ce modèle pourrait inspirer le monde de l’entreprise. Introduire des regards extérieurs, hors des cadres habituels, permet de se recentrer. La bousculade, si elle est bien orchestrée, est toujours bénéfique.
Enfin, dans cette nouvelle ère où tout est algorithme et tire vers le “moyen”, je pense que nous avons intérêt à réfléchir collectivement aux défis qui se présentent à nous. Tout est à réinventer, prenons-le comme un terrain de jeu : nous ne vivons pas la fin mais le début d’une aventure extraordinaire !


Ebéniste issu de l’école de design Nantes-Atlantique, Franck Grossel a décidé en 2018 de s’attaquer à ce problème environnemental avec ses armes. Il constate que les drêches contiennent du sucre résiduel. Si on les chauffe, ce dernier se transforme alors en « caramel » qui durcit une fois refroidi. En comprimant des drêches à haute température, on peut donc obtenir un matériau aggloméré solide, le « caramel » servant de liant aux restes de céréales. Il décide alors de créer Instead (« à la place de » en anglais…), un fabricant de mobilier © Tabouret Instead, Franck Grossel
« Être bousculé permet de se recentrer. Les entreprises pérennes ont appris à connaitre leur centre de gravité réel. »
5. Le Laboratoire des pratiques durables applique-t-il ces principes ?
En effet, dans le cadre du rapprochement entre Sèvres et Mobilier national en janvier 2025, j’ai initié deux pôles au sein de la Direction de la Recherche et de l’Innovation. Le premier engage une réflexion économique autour des métiers d’art, notamment pour « remanufacturer » le territoire avec des PME de proximité capables de produire sur le segment du haut de gamme. Le second pôle du Laboratoire des pratiques durables, soutenu par la Fondation Bettencourt-Schueller, travaille sur deux axes : les matériaux innovants et les couleurs.
Ce pôle sera notamment chargé de développer un programme de travail autour de la chimie des couleurs afin de les rendre écoresponsables. Cela passe par une recherche autour de couleurs naturelles à partir de plantes pour la production des arts textiles ou encore le remplacement de couleurs désormais interdites par les normes européennes, comme le bleu de cobalt pour Sèvres ou le vert de gris. Une fois les solutions trouvées, celles-ci seront intégrées à une politique de commandes d’objets auprès d’ateliers et de décorateurs engagés dans une démarche écoresponsable. Nous travaillons autour de 4 grandes thématiques pour couvrir un large champ d’intervention : matériaux et process, économie et innovation, numérique et métiers d’art, usages et récits.
Dans ce cadre, nous avons identifié une vingtaine de projets particulièrement intéressants, portés par des artistes, designers et artisans. Ce sont des démarches réalistes et pensées pour supporter une plus grande échelle de production. Pour exemple, Franck Grossel transforme les résidus de production de bière pour remplacer le bois. Antonin Mongin crée une fourrure végétale à partir d’ortie. Lucile Viaud colore le verre avec de déchets de coquillage. Un autre projet porte sur la fabrication de béton à partir de sédiments dragués dans les ports.
6. Comment accompagnez-vous ces créateurs vers l’application concrète de leurs innovations ?
Nous sommes à l’intersection de l’expérimentation et de la valorisation. Le secteur public ne peut pas agir à tous les niveaux, notamment en termes de brevets ou de commercialisation, mais nous pouvons offrir une vitrine et un cadre de visibilité. Ainsi, du 13 au 30 octobre prochain, nous présenterons l’exposition « Les Nouveaux Ensembliers » aux Gobelins, un événement où dix architectes d’intérieur viendront repenser l’espace à partir des matériaux innovants développés par ces artisans. L’idée est de provoquer la rencontre entre créateurs de matière et prescripteurs.
7. Quel avenir pour le slow made?
Son avenir dépend de la manière dont il continuera à irriguer les territoires. En France, nous avons cette force d’un État centralisateur, mais cela peut freiner la dynamique locale. C’est pourquoi nous travaillons à faire exister nos projets en régions. Rapelleons que les Manufactures nationales sont représentées sur tout le territoire français : la manufacture de porcelaine de Sèvres, la manufacture de tapisserie des Gobelins, la manufacture de tapisserie de Beauvais, la manufacture de tapisserie de la Savonnerie à Paris et à Lodève ; les ateliers de dentelles d’Alençon et du Puy-en-Velay, le musée national de Céramique de Sèvres et le musée Adrien Dubouché de Limoges … Notre ambition est d’être utile au plus grand nombre.
Enfin, je dirai que ce mouvement n’est pas un concept figé : c’est un état d’esprit positif, une manière de penser l’avenir et “réenchanter le réel”. Le réel, c’est ce qui est. La réalité, c’est la façon dont on l’interprète. Il ne s’agit pas de nier les contraintes, mais de leur donner une forme désirable. Comme le ferait un designer, qui prend une contrainte d’usage ou de matériau pour en faire un objet beau, fonctionnel et innovant. Le slow made apparait aujourd’hui comme une réponse aux standardisations algorithmiques. C’est un appel enthousiasmant au risque, à l’imprévu et à l’aventure collective face aux défis qui se présentent à nous.

A propos des Manufactures nationales – Sèvres & Mobilier national
- Depuis près de quatre siècles, l’histoire du Garde-Meuble de la Couronne et celle des Manufactures royales se confondent. Créées pour répondre aux commandes prestigieuses de la Cour, les Manufactures royales (Savonnerie, Gobelins, Beauvais, Sèvres) ont structuré des filières artisanales d’excellence.
- Sous l’impulsion de Colbert, elles deviennent des outils de prestige au service du rayonnement du royaume, stimulant innovation technique et formation de maîtres artisans.
- Aux XIXe et XXe siècles, ces manufactures deviennent nationales tout en conservant leur rôle dans la valorisation du patrimoine et des savoir-faire d’exception. Elles participent à l’économie culturelle française et au rayonnement international du pays.
- Depuis le 1er janvier 2025, les Manufactures nationales sont réunies dans un établissement public unique, sous tutelle du ministère de la Culture, regroupant le Mobilier national, ses manufactures et ateliers, ainsi que la Cité de la céramique – Sèvres & Limoges. Ce pôle public porte le nom de Manufactures nationales – Sèvres & Mobilier national, et rassemble quelque 650 agents, à Paris et dans sept départements.
- Cette institution unique au monde œuvre à la création contemporaine, à l’entretien de collections d’exception, à la transmission des savoir-faire et à la mise en valeur d’un patrimoine vivant ainsi qu’à la recherche et à l’innovation.