Claude Fain, portrait d’un collectionneur

Passionné d’art contemporain et plus largement d’histoire de l’art, sa vie s’est construite dans la transmission et le partage. En parallèle d’une carrière médicale de 49 ans, il forme dés 1972 sa première collection d’œuvres symbolistes, découvre les plus jeunes artistes de sa génération dans le New York des années 80, avant de porter l’art contemporain chinois en France avec sa fille Alexandra à travers la création du salon Asia Now. Entrepreneur investi dans de nombreux projets, Claude Fain est un constructeur, un bâtisseur tourné vers l’Homme et animé par cette volonté de comprendre son évolution. Il nous confie ici son parcours de joyeux collectionneur, son rapport à l’art et ses réflexions sur la création.

« Collectionner, c’est d’abord une conversation avec l’autre, comme la médecine que je pratique dans les mêmes dispositions. L’échange d’idées est une notion fondamentale de la vie. »

1. Comment est née votre passion pour l’art?

Je suis né dans une famille de couturier, avec une empreinte artistique déjà très présente. Ma tante Rose Mett dirigeait la Maison de couture Torrente qu’elle avait créée, alors que son frère Ted Lapidus avait fondé la sienne quelques années auparavant. Mes parents étaient eux-mêmes de grands industriels du prêt-à-porter. Leur travail de transmission a été fondamental. Mon père était collectionneur des artistes d’après-guerre, la deuxième génération des grands peintres abstraits des années 50 – Poliakoff, Lanskoy, ainsi que les artistes russes installés à Montparnasse. Dès 7 ans, mon père m’a traîné dans leurs ateliers où j’ai progressivement exercé mon œil. À l’école, j’avais également des prédispositions : jusqu’en terminale, j’ai reçu tous les premiers prix de dessin. Par la suite, la présence des œuvres dans notre quotidien a éveillé mon œil et mon esprit. L’œil est un buvard qui interprète tout ce qui s’offre à lui.

2. Quel est votre parcours de collectionneur ?

En parallèle de mon activité de chirurgien-dentiste, j’ai commencé à collectionner assez rapidement, en particulier les artistes symbolistes et préraphaélites des années 1880-1900. Issu d’une famille décimée par la guerre, je me suis très tôt interrogé sur la signification du symbole. J’ai alors voulu savoir comment on pouvait manipuler un cerveau et des peuples entiers, mais aussi comprendre comment les artistes traitaient le symbole. J’achetais dans les salles de vente de Drouot où j’étais l’un des rares à lever la main pour remporter une enchère. Les artistes symbolistes étaient délaissés par le marché. Par la suite, ma collection a pris de l’ampleur et une certaine valeur autour des œuvres de Burne-Jones, Gustave Moreau, Lévy-Dhurmer, Armand Point, Puvis de Chavannes…

« Toute ma vie de collectionneur a été guidée par le coup de cœur. »

3. Vous expliquez ressentir un « coup de poing dans le ventre » en découvrant une œuvre de Basquiat en 1986…

En effet. À cette période, je me suis rendu compte que je vivais finalement avec les œuvres de mes ancêtres, j’ai eu besoin de modernité. Mon ami, le commissaire-priseur Pierre Cornette de Saint-Cyr, m’a alors proposé de visiter la foire de Bâle. Je me suis arrêté devant un petit stand avec un tout jeune garçon pour le représenter : Thaddeus Ropac. J’ai pu acquérir une œuvre de Jean-Michel Basquiat, alors inconnu. Ce fut mon premier achat d’art contemporain. J’ai alors décidé de vendre toute ma collection du XIXème siècle et je suis parti à New York. J’y ai acquis une Marylin d’Andy Warhol, et une peinture sur papier de Georg Baselitz, encore assez peu connu. Plus tard, j’ai retrouvé la jeune galeriste Annina Nosei qui avait avait lancé Basquiat aux Etats-Unis. J’ai rencontré l’artiste chez elle, en train de peindre dans sa cave. Une période exceptionnelle ! Par la suite, j’ai connu Keith Haring, Warhol, Mapplethorpe, Schnabel, Bickerton… Ils avaient à peine 30 ans et déjà une cote incroyable. C’est à ce moment que j’ai réalisé l’importance de se tenir à l’écart des effets spéculatifs. La surenchère sur certains artistes dont on ne parle plus aujourd’hui a forgé ma réflexion et mes décisions de collectionneur.

Jean-Michel Basquiat, galerie Thaddeus Ropac
Jean-Michel Basquiat, Thaddeus Ropac

© Témoignage, texte et images de Thaddeus Ropac : « L’hiver 1986 avait été long et rigoureux à New York et je me souviens encore du jour où j’ai rendu visite à Basquiat dans son atelier. Nous nous sommes rencontrés pour discuter de l’exposition que nous prévoyions pour ce mois de juillet à Salzbourg. Nous avons longuement parlé de l’histoire de la musique de Salzbourg, qu’il ne connaissait pas. À la suite de notre conversation, il a créé l’œuvre fantastique Saxophone, dans laquelle il a présenté son idée personnelle de la musique. Le point culminant de cette exposition a fini par être l’œuvre Rubber, qui représente une figure centrale émergeant des feux de l’enfer. » Texte original à découvrir ici © Thaddeus Ropac

4. Qu’est-ce qui vous intéresse en premier lieu dans une œuvre d’art ?

Tout se passe dans le cœur et dans la raison. Je ne vois aucun intérêt à vivre tous les jours avec une œuvre uniquement pour sa valeur, réelle ou potentielle. Lorsque je ressens quelque chose vibrer au plus profond de moi, c’est un signe. Je rentre en fusion avec une œuvre parce qu’elle correspond à la vision de ce qui va me toucher intérieurement, quelle que soit la période ou le médium. Si je me pose la question, c’est que je ne dois pas aller plus loin. J’explique aux futurs professionnels des métiers d’art qu’il faut « ressentir » une œuvre, rentrer en communication avec son créateur. Et ce qui m’intéresse chez l’Homme, c’est bien sa création. En d’autres termes, comment la vie humaine a avancé à travers la création, qu’elle soit artistique, industrielle ou autre. Le message des artistes me fait avancer dans ma pensée. J’absorbe au plus haut point leur sensibilité.

« J’ai besoin d’être ouvert sur l’Homme : comprendre son évolution, sa pensée, l’origine de sa création et ce qu’il cherche à exprimer. »

« Statue d’un homme qui marche » © Fondation Martin Bodmer

« Statue d’un homme qui marche » © Fondation Martin Bodmer. Egypte, Vème ou VIème dynastie, 2510-2140 avant J.-C. Bois polychrome, avec incrustations de bronze. À l’origine munie d’un spectre et d’un bâton, cette sculpture est représentative de la statutaire égyptienne à la fin de l’Ancien Empire ou sous les Pépi. © Courtesy of Claude Fain

5. Quel apprentissage vous a le plus marqué à travers l’art ?

J’ai compris comment la création humaine était toutefois limitée. Je m’intéresse énormément aux philosophes de la Grèce Antique, dont je collectionne les éditions d’origine. Une année, je me suis rendu à la Fondation Martin Bodmer à Genève, un lieu incontournable réunissant une des plus importantes collections privées de papyri, manuscrits et livres anciens au monde. Une exposition y était consacrée aux livres de l’Antiquité et de la Haute-Égypte. Je suis tombé sur cette sculpture en bois, reprenant la position de « l’Homme qui marche » de Giacometti. Il y 5 000 ans, les artisans de l’époque confectionnaient ce statuaire en bois pour que la famille des défunts le place dans le sarcophage comme compagnon de voyage vers l’au-delà. Quelques années plus tard, j’ai découvert l’exposition présentée par la Fondation Giacometti et ses origines égyptiennes. Cette découverte fut un choc dans mon chemin de pensée. Je me suis rendu compte à quel point tout avait déjà été créé par les grandes civilisations. Depuis cette ère, le cerveau humain a peut-être créé sous différentes formes, mais le fond n’a pas changé. Cette découverte renvoie à un moment important de ma vie. J’ai pris de nouveau un certain recul sur la condition humaine. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », comme l’avait déjà dit Lavoisier en 1777.

6. Que retenez-vous de votre expérience de galeriste?

Après avoir été opéré du cœur suite à un problème de santé, je suis retourné à New York où j’ai rencontré le galeriste Peter Langer. Nous sommes devenus partenaires pour ouvrir la galerie Langer-Fain à Paris, idéalement située entre les galeries Yvon Lambert et Karsten Greve qui venait d’ouvrir. Nous nous servions de la réserve américaine de Peter pour exposer à Paris. La photographie n’était pas appréciée comme aujourd’hui, tout comme notre première exposition de Gilbert et George qui fut très décriée. J’étais terriblement déçu, tant j’étais convaincu par la qualité des œuvres. Pour notre seconde exposition de Joseph Beuys, un musée américain très important de Los Angeles a acquis une de ses œuvres, ainsi qu’un grand collectionneur allemand. Au terme de cette première année, nous n’avions pas suffisamment séduit les collectionneurs français, avec des propositions sans doute trop internationales et avant-gardistes.

7. Vous avez été parmi les précurseurs à ouvrir l’art contemporain chinois en Occident. Comment l’avez-vous découvert ?

Je suis tombé par hasard sur le livre d’Alain Peyrefitte, « Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera ». Il effectue une visite en Chine en 1971 et réalise à cette occasion un rapport d’enquête sur l’état du pays, alors au milieu de la Révolution culturelle. Compte tenu de la croissance de la population chinoise, l’auteur y explique comment elle finira par s’imposer au reste du monde dés lors qu’elle maîtrisera une technologie suffisante. J’ai donc commencé à m’intéresser aux jeunes générations d’artistes chinois. Je m’y suis rendu, réalisant très rapidement qu’ils manquaient de débouchés artistiques dans leur pays. Vers la fin des années 90, lorsqu’un petit cousin s’est installé à Shangaï, j’ai encouragé sa sœur et son beau-frère à s’intéresser au sujet. DSL Collection (Dominique et Sylvain Levy) comptent aujourd’hui parmi les trois plus grandes collections au monde d’art chinois contemporain, aux côtés de la Fondation Ullens et Jean-Marc Decrop.

8. Comment avez-vous porté l’art chinois contemporain en France ?

Avec un groupe d’amis, nous avions fondé « Happy Art Collectors » (les Collectionneurs Joyeux). Nous voulions offrir aux collectionneurs les clés de compréhension de l’art contemporain, ouvrir les portes des ateliers et des lieux d’art les plus recherchés dans le monde, et partager des conseils d’achats avisés dans un esprit convivial. Nous avons organisé des visites guidées partout dans le monde, notamment à Shangai avec Ami Barak, et à Pekin avec Jérome Sans. C’est ainsi que l’idée de présenter les artistes en France a commencé à mûrir. Avec ma fille Alexandra, nous avons finalisé le concept d’un salon dédié à l’art contemporain chinois en France en 2012. J’avais demandé à Amy Barak de ramener de chaque grande ville asiatique les meilleures galeries et leurs artistes. Nous avons sponsorisé son voyage grâce à une grande compagnie d’aviation taïwanaise. En rentrant, Amy Barak m’a fait part de l’immense enthousiasme rencontré en Asie. Pour eux, la France représentait le fleuron de la Culture et une porte ouverte sur l’Europe. La première édition s’est ouverte en 2014 à l’espace Cardin : le succès a été au rendez-vous car le concept était complètement nouveau. Beaucoup de collectionneurs ont commencé à percevoir l’Asie autrement. Après avoir rejoint l’Avenue Hoche pendant 6 ans, nous avons eu la chance d’être accueillis pour cette 8ème édition à la Monnaie de Paris. Ce lieu magique a attiré énormément de galeries et collectionneurs du monde entier, avec près de 25 000 visiteurs !

Izumi Kato © Courtesy of the Artist

Izumi Kato © Courtesy of the Artist and Claude Fain

9. Votre dernier coup de cœur?

L’artiste japonais Izumi Kato, découvert il y a une dizaine d’années. Son sujet de l’enfance m’interpelle parce qu’à travers mon métier, j’ai soigné beaucoup d’enfants. Je connais leur sensibilité et je suis resté très touché par leurs souffrances. Vous donneriez votre peau pour sauver un enfant. Mon premier et mon dernier coup de cœur sont des portraits (Basquiat – Izumi Kato). J’aime les portraits, tout simplement parce que j’aime l’Homme, et comprendre comment il est interprété et perçu.

10. Quel message voudriez-vous laisser à vos filles?

Mes deux filles ont pris chacune une moitié de moi : l’une en chirurgie obstrétique, l’autre évoluant dans le monde de l’art. C’est un merveilleux aboutissement de vie. Le message que je peux donner à l’Homme en général, et à mes enfants en particulier, est celui-ci : « aimez-vous les uns les autres ». Je vois tellement de familles détruites par des choses futiles. Les artistes sont des êtres à part, d’une hypersensibilité qui est hors de notre champ de vision. Ce qui compte, c’est de voir quel amour de l’humanité peut se dégager d’une œuvre d’art : tenter de la comprendre et de s’en nourrir. S’élever intellectuellement à travers la création de ses contemporains permet de comprendre notre société et son évolution. Si c’était pour chacun une démarche universelle, il me semble qu’il y aurait plus de tolérance, et peut-être une société plus humaine. 

Claude Fain, portrait d'un collectionneur

Biographie Claude Fain

  • Dr en Chirurgie Dentaire jusqu’en 2020
  • 1986 Participe au projet de loi de juillet 1987 sur les Fondations d’entreprise, aux côtés d’Alain Dominique Perrin, alors Président de la société Cartier et chargé de mission pour le mécénat d’entreprise sous le gouvernement François Léotard
  • 1987 Directeur de la galerie Langer-Fain
  • 2010 Fondateur de « Happy Art Collectors »
  • 2012 Co-fondateur avec sa fille Alexandra du salon Asia Now
Portrait de Claude Fain devant l’œuvre “Relief abstrait” de Thomas Hirschhorn (2000), accompagné du texte d’Emmanuel Bove (“La vie comme une ombre”, 1936) © Crédits photo Philippe Sébirot
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