Figurez-vous…
S’extasie-t-on de la même manière devant un monochrome abstrait que devant une riche scène figurative ? Prenons un détail d’une Cène figurative, celle de Philippe de Champaigne, au Louvre. Le linge de table est saisissant de réalisme mais aussi d’ “actualité”, au sens que sont rendus présents l’objet et l’acte. Texture, plis, tombé de l’étoffe… la nappe nous apparaît presque tangible, et visible l’acte de son dépliement et de son déploiement sur la table.
La contemplation de la nappe fait entrer dans un nouvel espace, où l’on est sensible à « la résonance intérieure de la forme » (1). L’objet laisse place à la couleur et, surtout, à la ligne qui, désormais, n’imite plus le visible mais “rend visible”, car la ligne est “l’épure d’une genèse des choses” (2). Ce n’est plus la nappe qui occupe l’esprit, mais une étendue de blanc lumineux traversée par une ligne d’un blanc légèrement plus sombre, telle The Voice, de Barnett Newman. L’on a fait, de la nappe, abstraction.
Salomon Slijper, grand collectionneur de l’œuvre de Mondrian, déclarait avoir mis du temps à s’habituer au premier tableau abstrait qu’il avait jamais vu. Quelques semaines plus tard, il admettait que le tableau avait agi sur lui. Cependant, dit-il, il lui a fallu des années “pour comprendre que l’attrait de ce tableau tenait à la volonté inflexible déployée par Mondrian pour atteindre le fondement même de l’existence.” (3)
Clara Pagnussatt
1. Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, 1912
2. Paul Klee, cité par Maurice Merleau-Ponty in L’œil et l’esprit, 1960
3. Cf. Dossier de Presse de l’exposition Mondrian Figuratif, Musée Marmottan Monet, 2019
Œuvres :
Philippe de Champaigne, La Cène, vers 1652 – Musée du Louvre – © : CP
Barnett Newman, The Voice, 1950 – MoMA (crédit photo)